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Femmes violées: une affaire d’hommes (2/2)

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Dans mon premier post, j’ai montré comment certaines œuvres utilisent les violences sexuelles comme une thématique accessoire, servant avant tout à faire évoluer les personnages masculins, qui demeurent centraux dans le scénario. J’ai pris deux exemples de films dans lesquels les héros transcendaient la violence subie par une autre en élaborant, par et pour eux-mêmes, de nouvelles ambitions (politiques ou artistiques).

Dans ce deuxième post, je m’intéresse à l’utilisation des violences sexuelles comme justification à la « conversion à la violence » de personnages masculins proches des victimes. Cette utilisation des violences sexuelles est un procédé narratif relativement répandu. Le site anglophone « TVTropes », consacré aux lieux communs fréquemment utilisés par les auteurs de fiction, qu’il s’agisse de films, de comics ou de littérature, en recense de nombreux exemples. C’est généralement l’épouse, fille, ou potentielle petite amie du héros qui est la victime collatérale de ce twist scénaristique : voir les pages “Rape and Revenge” (viol et vengeance) et “Stuffed into the Fridge” (mise au réfrigérateur) pour des exemples incluant une dynamique similaire mais basée sur l’infliction d’autres violences que le viol.

Dans de nombreux cas, la quête de vengeance (que la victime n’a pas nécessairement réclamée) se confond finalement, pour les héros comme pour les spectatrices/teurs, avec la quête de masculinité des héros. Cette masculinité se voit alors définie par une capacité à être plus violent et coercitif que ses adversaires ; cette violence peut s’exercer sur les hommes comme sur les femmes, sans crainte du paradoxe. C’est le cas de figure du film Irréversible, sur lequel je vais me baser ici.

Irréversible : où les héros transcendent la violence sexuelle subie par une femme de son entourage en se convertissant eux-mêmes à la violence

Irréversible (France, 2002) est un cas particulier puisque j’y vois une double instrumentalisation du viol de la femme d’un des personnages principaux : dans le film, mais aussi hors-film. En effet, la médiatisation d’Irréversible à sa sortie, que ce soit en France ou dans le monde anglo-saxon, a largement tourné autour de la scène du viol : sa violence, sa durée (neuf minutes), ont été soulignées encore et encore, dans les journaux, à la télévision, que ce soit pour dénoncer le film ou au contraire encenser l’absence de retenue du réalisateur Gaspar Noé. Pendant que j’écrivais cet article, j’ai parlé du film à plusieurs ami-e-s : une majorité ne l’avait pas vu, mais tou-te-s avaient entendu parler (voire vu des extraits) de la scène du viol. Je me limite ici à l’étude de l’instrumentalisation du viol à l’intérieur du film, mais il me paraît important de souligner cet aspect.

Les suggestions de Google basées sur les recherches les plus fréquemment associées au mot « irreversible » dans les requêtes au 1/11/12. Des trois suggestions complémentaires de Google, deux mentionnent le viol.

Les scènes d’Irréversible sont montées selon une chronologie inversée, ce qui fait que l’on ne découvre que dans la deuxième partie du film la raison de la violence de Marcus (Vincent Cassel) et Pierre (Albert Dupontel). Durant les premières scènes, aucune explication n’est donnée : à la sortie d’une boîte, on voit Marcus se faire emmener sur une civière tandis que Pierre est emmenotté, encadré par des policiers. On voit ensuite la scène qui a chronologiquement précédé celle-ci, avec le déchaînement de violence des deux hommes dans une boîte gay BDSM, qui s’achève avec le meurtre d’un homme à coups d’extincteur par Albert, acte déclenchant chez un autre client un sourire réjoui. Puis la scène suivante montre Pierre et Albert en train d’interroger les personnes susceptibles de le mener à cette boîte. Les scènes se succèdent, remontant toujours le cours de la soirée, jusqu’à fournir la « raison » de la quête des deux hommes et du déchaînement de violence qui clôt l’histoire : cette raison, c’est – sans surprise – le viol par un inconnu de la femme de Marcus, Alex (Monica Bellucci). C’est cet inconnu que les deux hommes cherchent dans la première partie du film. Les scènes suivantes montrent la soirée ayant précédé le viol, la tension entre Marcus et Alex pendant celle-ci, et, finalement, la vie de couple habituelle des deux personnages.

Selon le critique Chris Banks, dénonçant l’homophobie du film à sa sortie (1), cette dernière scène sert de repoussoir à la violence et à la sexualité débridée montrée dans la scène de l’extincteur, que Gaspar Noé a choisi de faire se dérouler dans un milieu gay. Selon cette lecture, le couple Marcus-Alex représente le fantasme de la réussite hétérosexuelle par excellence (couple beau, jeune, riche ; de plus Alex vient d’apprendre qu’elle est enceinte, et a été très heureuse de la nouvelle). Pour ma part, je trouve que les scènes montrant la vie du couple diffusent aussi une violence plus ou moins latente de Marcus envers Alex. De plus certains choix de mise en scène peuvent être lus comme renvoyant dos à dos les personnages principaux hétérosexuels (Marcus, Pierre) et homosexuels (le violeur d’Alex, les clients de la boîte gay) dans leur quête de masculinité. Ainsi, Marcus puis l’homme qui la viole semblent avoir envers Alex des désirs de violence s’exprimant sous des formes proches, mais de manière plus ou moins latente.

Marcus, Pierre et Alex sont assis dans le métro parisien. Marcus entoure la gorge d’Alex de son bras tout en discutant avec Pierre de leurs performances sexuelles respectives concernant Alex. Cette dernière regarde dans le vide.

Irréversible peut ainsi être compris comme une réflexion, ou plutôt, comme une matière à réflexion sur le lien entre la violence que des hommes infligent à des femmes et à d’autres hommes, et la construction sociale de la masculinité. Tout au long du film, cette construction sociale est une affaire qui se règle d’hommes à hommes. Marcus décide d’être « gentil » avec Pierre parce qu’il lui a « piqué sa femme » (Alex ayant auparavant été la petite amie de Pierre ; dans le film, elle affirme alors qu’elle n’est pas un objet, qu’elle a fait un choix, et que personne n’a rien volé à personne, mais sa sortie est montrée comme peu convaincante) ; Marcus et Pierre discutent entre eux de qui arrivait le mieux à faire jouir Alex, et comment ; Marcus attaque « pour rire » Pierre sur sa masculinité ; après le viol, la vengeance est appelée par deux autres hommes, et elle s’exerce sur des hommes. Qui plus est, l’homophobie et la transphobie de Marcus et Pierre s’expriment de manière ouverte au cours de leur quête. Et ce sont des hommes qui valident entre eux le caractère plus ou moins convaincant de leurs performances de masculinité : à la fin de l’histoire, c’est Pierre qui se rend coupable de meurtre, alors qu’il avait jusque-là cherché à calmer Marcus dans sa recherche de vengeance. Ce meurtre amène un sourire réjoui sur le visage du violeur d’Alex qui assiste à la scène : Pierre, lui aussi, a fini par jouer le jeu de l’escalade de violence.

Dans la pénombre d’une discothèque, Marcus et deux hommes se jaugent du regard ; Marcus pointe un doigt accusateur sur l’homme qu’il suspecte d’avoir violé Alex. La violence faite aux femmes façon Irréversible : une affaire d’hommes…

Le viol d’Alex sert donc de prétexte à cette lutte pour le sésame de la masculinité, sans qu’elle-même y participe ou l’ait même demandée. En effet, le viol est si brutal que, transportée à l’hôpital, elle est physiquement écartée de la suite de l’histoire dès qu’il a eu lieu. Elle n’existe plus que comme une figure qui justifie (?) la violence : celle de Marcus d’abord, et finalement celle de Pierre. Là non plus, aucune place n’est donnée à la manière dont elle-même vit subjectivement le viol. Le film ne s’intéresse qu’à ce que le viol révèle chez les deux hommes qui gravitent autour d’Alex : son mari, Marcus, et son ancien petit ami, Pierre. L’histoire se conclut par la transformation de ce dernier.

La parole confisquée aux victimes

Ces trois films (Black Mirror Ep.2, Lila dit ça, Irréversible) ont donc un point commun : chacun instrumentalise le viol d’un personnage féminin, et en fait un point de rupture scénaristique dans la vie d’un personnage masculin, expliquant le comportement ultérieur de celui-ci.

Dans les trois cas, le personnage féminin disparaît, et le scénario s’intéresse uniquement à la manière dont le personnage masculin va lui-même devoir gérer les émotions qu’a provoquées chez lui le viol d’une autre par un autre. À l’écran, la représentation de la douleur des victimes est quasiment absente. Lorsqu’elle est montrée, c’est soit pendant le viol (Irréversible, Black Mirror Ép.2), soit immédiatement après (Lila dit ça, Irréversible). Pendant le viol, dans les deux films précités, la victime ne parle pas : les seuls sons qu’elle émet sont des plaintes ou des cris de douleurs. Après le viol, elle est prostrée (Lila dit ça) ou dans le coma (Irréversible).Dans tous les cas, la victime n’est jamais en capacité de dire ce qu’elle a vécu et/ou ressent. Plus précisément, les scénaristes n’ont pas jugé bon (ou intéressant) de lui donner cette capacité. Sur les trois films, seul Lila dit ça donne l’occasion au personnage principal (Chimo) et à la victime (Lila) d’échanger quelques mots après le viol, par téléphone. Le viol n’est pas évoqué : la conversation, très brève, permet juste à Chimo de dire à Lila qu’il l’aime.

Ainsi, aucun des scénaristes n’a donné aux victimes l’occasion de dire la violence subie. Celle-ci n’existe qu’à travers la culpabilité et/ou la colère du personnage masculin, et c’est finalement ses propres émotions qui apparaissent centrales à la suite de l’histoire. Le déroulement du film dépend donc de sa manière à lui de gérer cet évènement : par la rébellion politique (Black Mirror Ép.2), par la violence (Irréversible), par l’art et la décision de changer le cours de son existence (Lila dit ça).

Enfin, les détails que chacun de ces réalisateurs a choisis pour signifier la dureté du viol sont eux aussi révélateurs d’une vision extérieure, et ne disent rien de ce que les victimes elles-mêmes ressentent. Dans Lila dit ça, par exemple, des éléments découverts par Chimo après le viol nous apprennent (et apprennent à Chimo) que Lila, malgré les histoires qu’elle lui a racontées, était « vierge » (la virginité étant un construit social, elle est entendue ici au sens de « n’ayant jamais été pénétrée vaginalement par un homme ») au moment du viol. C’est à ce moment que Chimo paraît dévasté. Implicitement, cela semble souligner que le viol est d’autant plus grave parce que la victime était « vierge ». Dans Irréversible, la fin du film montre qu’Alex a été violée alors qu’elle venait d’apprendre qu’elle était enceinte (et qu’elle était heureuse de cette nouvelle) ; là-encore, cela semble être un élément venant montrer que le viol est encore pire que ce qu’on aurait pu croire. Dans Black Mirror Ép.2, le drame paraît être le gâchis du potentiel de chanteuse d’Abi, lequel avait été d’abord détecté par le héros. Enfin, les trois victimes dans ces films sont des femmes blanches, jeunes, et conventionnellement jolies. Le viol paraît donc d’autant plus grave qu’il vient « gâcher » un potentiel révélé par le héros masculin (donner du plaisir sexuel à un homme, porter un enfant, être jugée par lui talentueuse). C’est le regard d’un homme qui définit ce à quoi les violences sexuelles portent atteinte, et ce à quoi il est dommage de porter atteinte.

« Stop au viol » ! Et pour ça, il faut prendre la parole !
Poster du Rape Crisis Scotland (le bureau national écossais contre le viol), 2011.

En fait, je connais peu de films où des violences sexuelles subies par la victime ne sont pas évacuées d’une manière similaire au profit d’une focalisation sur un personnage masculin. Lorsque ce n’est pas le cas, il y a parfois une sorte de symétrie, en ce que ce sont les femmes victimes elles-mêmes qui se vengent – dans le sang – de l’agression subie : c’est le cas, par exemple, de I spit on your grave (USA, 1978, réal Meir Zarchi ; puis remake en 2010, réal. Steven R. Monroe), Baise-moi (France, 2000, réal. Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi), ou du très nanardisant film d’horreur Teeth (USA, 2007, réal. Mitchell Lichtenstein). Il me semble par contre qu’il existe peu de modèles narratifs dans lesquels les conséquences psychologiques de violences sexuelles sur la victime elle-même sont dépeintes de manière réaliste, sans tomber dans un carnage extra-ordinaire. Je mettrais par exemple Les Accusés (USA, 1988, réal. Jonathan Kaplan) dans cette catégorie ; c’est aussi un des seuls qui me vient à l’esprit dans lequel les conséquences du viol sur la relation qu’a la victime avec son partenaire amoureux sont rendues visibles dans le film, et cela, sans que le point de vue ne devienne celui du personnage masculin. Dans le cas des Accusés, le petit ami de la victime se distingue surtout par son incapacité totale à comprendre ce que son amie traverse, et par son impatience à son égard. La saison 2 de la série Treme (USA, 2011, créée par David Simon et Eric Overmyer) dépeint aussi de façon réaliste les efforts de LaDonna pour surmonter le traumatisme après un viol, sans minimiser celui-ci ni résumer le personnage à ce qu’elle a vécu.

Je connais encore moins de films dans lesquels des partenaires amoureux, amicaux et/ou familiaux seraient montrés en train d’essayer de surmonter ensemble les conséquences de violences sexuelles commises par autrui sur l’un-e ou l’autre. Martha Marcy May Marlene (réal. USA, 2011, réal. Sean Durkin) pourrait en être un exemple, quoique la thématique du film est, plus largement, le traumatisme d’une jeune fille ayant fui une secte dans laquelle les violences sexuelles étaient courantes et faisaient partie du processus d’endoctrination.

Je pense qu’il serait important que davantage de films approfondissent la thématique des conséquences des viols sur les victimes. Je crois que les films jouent un rôle, car ils concourent (parmi beaucoup d’autres facteurs) à définir ce qui sera perçu comme relevant de réactions « normales » de la part des victimes. Je pense aussi que notre imagination de ce qu’il peut être souhaitable de faire, lorsque nous nous trouvons aux côtés d’une victime, est influencée par ce que nous avons vu autour de nous. Traiter des violences sexuelles en laissant une voix aux victimes permettrait peut-être à celles-ci de se sentir plus légitimes pour en parler dans la vie réelle. En parler de façon nuancée permettrait de dépasser la dichotomie dans lesquelles les victimes se voient souvent placées : soit minimiser la violence vécue, soit se voir résumées à elle. Peut-être cela élargirait-il aussi le spectre des réactions qui nous apparaissent possibles lorsque nous voulons soutenir une personne ayant été victime.

Et vous, avez-vous été surpris-e-s, incrédules, reconnaissant-e-s… devant la manière dont une œuvre représentait les violences sexuelles et leurs conséquences possibles ? Que pensez-vous de l’impact possible de ces représentations ? Avez-vous des idées pour favoriser l’émergence d’autres voix ?

Cécilka

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(1) Dans un article sur GayNZ.com, qui n’est malheureusement pas disponible en ligne mais dont on peut trouver des extraits.


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